Pierre Noël Giraud, polytechnicien et ingénieur des Mines est un économiste français qui enseigne à Dauphine et à Mines ParisTech. Son ouvrage, « L’homme inutile » reprend des idées développées dans ses précédents livres depuis « L’inégalité du monde » en 1996, essentiellement autour de la réflexion sur les inégalités et surtout à la pire des inégalités, l’inutilité économique, ainsi que sur un modèle intéressant autour de l’économie nomade et l’économie sédentaire.
Quand il parle d’ « homme inutile » , l’auteur ne porte pas de jugement sur l’utilité sociale des personnes, mais fait juste le constat que le fonctionnement de l’économie rend un nombre croissant de personnes inutiles économiquement. Ce sont en particulier, les chômeurs de longue durée, les individus (jeunes ou vieux) qui ne sont pas acceptés par le marché du travail, tous ceux qui enchaînent des petits boulots en mode survie (les 47 millions de chômeurs recensés dans les 34 pays de l’OCDE), ainsi que les centaines de millions de paysans sans terre issus des pays stagnants et émergents, qui « survivent aux marges de l’économie marchande », sans pouvoir améliorer leur production et leur sort. Sans oublier, les millions de migrants. « L’inutilité est une forme particulièrement grave et résistante d’inégalité parce qu’elle enferme dans des trappes d’où il est très difficile de sortir? ».
Réduire cette inutilité devrait être la priorité absolue de tous les gouvernements, car non seulement c’est une absurdité économique (« personne n’y gagne »), mais elle crée de l’humiliation et des conflits politiques, voire peut conduire à des guerres civiles. Et elle contribue fortement au développement des gouvernements populistes un peu partout dans le monde. Le modèle économique que Pierre Noël Giraud a déjà présenté en 1996 distingue une économie nomade et une économie sédentaire. Ce modèle permet de rendre compte du fait que la globalisation réduit sur les inégalités entre pays tout en augmentant les inégalités à l’intérieur des pays. Ce modèle rend bien compte de l’inutilité et permet donc d’élaborer des propositions de solutions pour réduire l’ « inutilité ».
Les emplois nomades sont des emplois localisés dans un territoire, mais que les firmes globales mettent en compétition sur tous les territoires ( aéronautique, automobile, spatial, luxe, informatique….). Ce sont des emplois qui peuvent tout à fait être délocalisés. A l’intérieur d’un même territoire, il y a aussi – et c’est la grande majorité des emplois – des emplois sédentaires, qui ne sont en compétition qu’entre eux, à l’intérieur des territoires (services à la personnes, enseignement, bâtiment…). Plus il y a d’emplois nomades dans un territoire et plus ils sont richement payés, plus la demande adressée aux emplois sédentaires augmente et plus ces derniers voient leurs revenus augmenter : les emplois nomades attirent donc vers eux les emplois sédentaires. Mais dans le même temps, les nomades n’ont pas intérêt à ce que les sédentaires (qui sont leurs fournisseurs) s’enrichissent trop pour rester compétitifs sur le marché mondial et pour s’enrichir eux même .
Les hommes inutiles sont ceux qui apparaissent dans les « soutes du secteur sédentaire ». Quand les nomades ne sont pas assez nombreux ou pas assez riches, la demande qu’ils adressent au secteur sédentaire diminue, une partie des travailleurs du secteur sédentaire tombe alors dans le chômage de longue durée ou les petits boulots, qui constituent les différentes formes de l’inutilité économique. De même la compétition mondiale autour de la localisation des activités qui emploient les nomades ne génère aussi des « inutiles » dans les pays ou les territoires insuffisamment compétitifs. En plus de l’aspect bien réel de l’inutilité, il y a un aspect subjectif non négligeable : la peur des classes moyennes de tomber dans l’inutilité et la grande difficulté à saisir les causes de ce « conflit économique errant ». La réflexion insidieuse on ne comprend pas bien à quoi est du le chômage, donne une grande audience à des thèses populistes et « pave la voie à d’autres conflits, identitaires, religieux, ethniques, qui renforcent les verrous des trappes d’inutilité et qui, organisés désormais par des partis politiques, menacent la paix civile ».
C’est en particulier vrai du refus d’une immigration présentée comme une concurrence aux « hommes inutiles » locaux, alors que dans les pays développés où la démographie s’effondre, cette immigration est économiquement indispensable. Au lieu de s’enrichir des migrants, les pays s’appauvrissent et les conflits sociaux et politiques se développent autour de l’immigration. D’où selon l’auteur « le danger de guerre civile ». Le modèle nomade/sédentaire permet d’imaginer les politiques qui peuvent faire sortir les travailleurs de leurs « trappes d’inutilité » notamment en maintenant à la fois un secteur nomade dynamique et compétitif au niveau international et en développant le secteur sédentaire. Ainsi la proportion de l’offre du secteur sédentaire utilisée par le secteur nomade augmente.
A partir de là, l’auteur propose un chapitre entier de préconisations économiques (niveau français, niveau européen, niveau mondial) en gardant son idée fondatrice de réduire l’inutilité. Un livre d’une lecture facile qui balaye très large et traite de nombreux sujets. Si la réflexion sur l’inutilité est très pertinente et le modèle nomade / sédentaire convaincant, certaines analyses auraient mérité des développements plus importants, car elles peuvent être discutées, notamment sur ses positions sur la raréfaction des matières premières. L’auteur conclut en se disant « raisonnablement optimiste ». Au vu des éléments présentés et de la montée de populismes actuels, on peut être plus inquiet que lui sur la capacité des dirigeants politiques à intégrer le fait que la réduction de l’inutilité devrait être l’enjeu majeur de toute politique.