Une nouvelle histoire de l’énergie
Jean Baptiste Fressoz, Editions du Seuil 2024
La transition énergétique « est devenue, à partir des années 1970, le futur des experts, des gouvernements et des entreprises, y compris celles qui n’avaient pas intérêt à ce qu’elle advienne ». L’ouvrage de Jean baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement a un double objectif. D’abord il montre de manière très documentée« pourquoi toutes les énergies primaires ont crû de concert et pourquoi elles se sont accumulées sans se remplacer », autrement dit pourquoi la transition énergétique n’a pas vraiment commencé. Ensuite il analyse comment, malgré la réalité des chiffres, s’est construit depuis les années 1970 un discours sur la transition énergétique, repris aujourd’hui par tous.
La réalité des chiffres, c’est que « Après deux siècles de « transitions énergétiques », l’humanité n’a jamais autant brulé de pétrole et de gaz, autant de charbon et même autant de bois ». Et les discours qui présentent des « phases », ou des « Ages » (l’Age du bois, l’Age du charbon, l’Age du pétrole …) masquent complétement le fait qu’il existe des symbioses profondes entre les différentes énergies (bois, charbon, pétrole, renouvelables…). Les premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à documenter ces symbioses, dont quelques exemples sont donnés ci-dessous.
Pour produire du charbon, il a fallu pendant longtemps beaucoup de bois : « Au début du 20ième siècle, les mines britanniques engloutissent chaque année entre 3 et 4,5 millions de m3 d’étais. A titre de comparaison, un siècle et demi auparavant, les anglais ne brulaient que 3,6 millions de m3 de bois de feu ». Et quand les mines de charbon ont abandonné les étais en bois et le travail manuel des mineurs c’est pour aller vers des étais en acier et des machines fonctionnant grâce au pétrole. Et ce qui est vrai pour les mines de charbon est vrai pour beaucoup de matières « C’est en effet avec des engins en acier, fabriqués avec l’énergie du charbon et mus par celle du pétrole que la plupart des matières – le bois, les produits agricoles, les métaux, sont produites, extraites, transportées ».
L’arrivée du pétrole n’a pas diminué la consommation de charbon. S’il a remplacé le charbon comme énergie dans certaines utilisations, le pétrole utilise indirectement beaucoup de charbon. En amont, la production de pétrole utilise beaucoup d’acier, lequel acier provient de hauts fourneaux sidérurgiques qui utilisent du charbon. « Durant ses périodes fastes, l’industrie pétrolière américaine a pu consommer jusqu’à 10 % de l’acier national, presque autant que la construction automobile ». En aval, le pétrole fait marcher des véhicules construits (principalement pour l’instant) en acier. Et pour construire les routes sur lesquelles circulent les véhicules, il faut soit des produits pétroliers (bitume), soit du ciment, fabriqués dans des cimenteries qui consomment principalement du charbon au niveau mondial. Au début du 20ième siècle, les calculs montraient que « chaque tonne de pétrole avait suscité une consommation induite de 2,5 tonnes de charbon ».
On pourrait aussi citer la « pétrolisation du bois » – il faut aujourd’hui entre 2 et 3 litres de diesel par m3 de bois extrait -, ou le fait que les éoliennes font appel à de grandes quantités de ciment et d’acier… donc indirectement de charbon.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à analyser les racines du concept de transition énergétique qui est aujourd’hui dans toutes les bouches. « Jusqu’aux années 1970, économistes, géologues ou ingénieurs ne parlaient pour ainsi dire jamais de transition. Ils anticipaient bien une stabilisation de la consommation à l’horizon de quelques décennies, des changements de proportion à l’intérieur du mix, mais certainement pas de bouleversement majeur ». Et puis arrive la réflexion de ceux que l’auteur appelle les « malthusiens atomistes », ces savants qui décrivent un futur « malthusien sur les fossiles et utopique sur l’atome ». Pour eux la surgénération nucléaire – qui représente une source quasi inépuisable d’énergie – va prendre le relai des fossiles quand ceux-ci s’épuiseront. Et cette idée est aussi défendue par un des experts pétroliers les plus en vue, Marion King Hubbert (celui du « pic pétrolier » ou « pic de Hubbert ») « considérés à l’échelle de l’histoire humaine, charbon et pétrole ne paraitront qu’un événement éphémère, écrit Hubbert. A l’inverse l’uranium ouvre un futur énergétique sans fin à l’humanité ».
« Au cours des années 1970, c’est à la faveur de la crise énergétique que la transition sort de son berceau nucléaire et devient un discours public et une expertise officielle ». En avril 1977, le président Jimmy Carter fait un discours télévisé. Après avoir parlé de la transition du bois vers le charbon, puis celle vers le pétrole et le gaz, il affirme qu’il « est temps d’accomplir une troisième transition vers les économies d’énergies et le solaire ». Ce discours sur la transition convient tout à fait aux industriels « qui comprirent immédiatement le parti qu’ils pourraient tirer de cette futurologie douteuse pour reporter la contrainte climatique dans le futur et le progrès technologique ». Même au sein du GIEC est relayé ce discours « c’est grâce à la transition puis à la capture du carbone que la question de la sobriété a été soigneusement ignorée pendant 30 ans ».
Car, et c’est là le message principal de l’auteur, la decarbonation de l’activité humaine, indispensable pour éviter la catastrophe climatique, d’une part n’a pas vraiment commencée et d’autre part est beaucoup plus compliquée que ne laissent croire les discours sur la transition. « Décarboner l’électricité reste difficile et l’essor actuel des renouvelables n’est pas contradictoire avec le maintien d’importantes capacité fossiles ». Mais la production électrique n’est que la première étape, la plus aisée de la decarbonation : « Croire que l’innovation puisse décarboner en trente ou quarante ans la sidérurgie, les cimenteries, l’industrie du plastique, la production d’engrais et leur usage, alors que les tendances récentes ont été inverses, est un pari technologique et climatique très risqué ».
Un ouvrage de référence pour comprendre l’histoire de l’énergie et les symbioses qui existent entre les différentes énergies, mais aussi comment se sont construits les discours sur la transition.