L’écrivain Marc Dugain et le journaliste Christophe Labbé ont rédigé un essai au vitriol avec pour parti pris de privilégier l’efficacité du discours à l’étude scientifique détaillée. « Nous ne nous attarderons pas sur les effets positifs de la révolution numérique, mais plutôt sur la menace sournoise qu’elle fait désormais peser sur notre liberté individuelle, la vie privée, notre droit à l’intimité et plus généralement sur le danger qu’elle représente pour la démocratie ».
Le fil conducteur de l’ouvrage est de mettre en évidence que « derrière la « cool attitude » des pionniers du numérique, transparaît la volonté d'en finir avec la démocratie devenue encombrante ».
Les auteurs balayent plusieurs sujets, à commencer par le rapprochement quasi fusionnel des services de renseignements avec ceux qu’ils appellent les entreprises du big data ( souvent désignées par le GAFA). Ainsi, grâce aux données des entreprises, de nos jours, la NSA dispose de plus d'informations sur les citoyens allemands que la Stasi du temps de l'ex RDA. C’est la « montée du terrorisme » – fortement sur- médiatisée par les outils des entreprises du numérique – qui justifie de restreindre les libertés individuelles et la vie privée. Or malheureusement cette surveillance « big data » se révèle passablement inefficace contre les terroristes.
Par contre elle remplit à la perfection son rôle en matière politico-économique ( cf les écoutes de Angéla Merkel et les nombreuses affaires d’espionnage industriel).
Avec les objets connectés, un cran supplémentaire dans l’atteinte à la vie privée est franchi : « Dans ce futur nouveau, vous n'êtes jamais perdus nous connaîtrons votre position au mètre près et bientôt au centimètre » s’extasie Eric Schmidt de Google. Globalement si nous écoutons les recommandations des GAFA « Il ne s'agit pas de suivre de son propre chef des principes favorisant un équilibre physique et psychique afin de mener une existence saine et une vie harmonieuse, mais d'une gestion de la performance visant à se conformer à un modèle imposé par la statistique ».
Les entreprises de la Silicon Valley s’attaquent aussi aux politiques : à travers la gouvernance des données, elles aimeraient bien s'affranchir du débat politique dans un souci de performance, et remplacer les lois par des règles algorithmiques.
Dans le même genre d’idée, pourquoi ne pas imaginer d’arrêter les criminels …. avant qu’ils ne passent à l’action, sur la base d’analyses statistiques ?
Les acteurs du numérique s’intéressent aussi à l’école : ils souhaitent utiliser l'école comme tête de pont et faire des élèves de futurs acheteurs en les familiarisant le plus tôt possible à l’outil.
Or on sait que le Web est devenu une machine à simplifier le réel, jusqu'au langage lui-même et que l’utilisation massive du numérique qui transforme tout en 0 et 1 traduit aussi un refus d’accepter la complexité de notre monde. Mais pour Larry Page de Google « le cerveau humain est un ordinateur obsolète qui a besoin d'un processeur plus rapide et d’une mémoire plus étendue ».
Dans cette logique, les travaux des acteurs du numérique vont vers l’ « homme augmenté » ….voire l’homme immortel à terme. Ce qui fait dire aux auteurs « après avoir vu se concentrer une grande partie des richesses de l'humanité entre les mains d'une poignée d'individus, on assistera l'effondrement de la dernière égalité qui reste, celle des humains face à la mort ».
Il y a aussi la question de l’emploi car «Désormais, avec intelligence artificielle, l'ordinateur entre en concurrence frontale avec l'homme sur le marché du travail qu'il s'agit de remplacer dans des fonctions complexes là où jusqu'alors le cerveau humain était considéré comme indispensable ».
Ce qui frappe le plus dans cet ouvrage, c’est l’Hubris, la démesure des acteurs du numérique. C’est illustré par deux citations de Eric Schmidt de Google « quand on considère l'avenir, avec ses promesses et ses défis, on voit s'annoncer le meilleur des mondes » et «Si nous nous y prenons bien, je pense que nous pourrons réparer tous les problèmes de la planète ».
« L'orgueil des maîtres des lieux du numérique est sans limite, à l'image de leur créativité et de leur puissance financière. Jamais dans l'histoire de l'humanité si peu d'individus vont dicter leur loi à un aussi grand nombre.»
Et les auteurs de conclure que « le pire est désormais certain » : « Ce pouvoir supranational mille fois annoncé sous des formes violentes par les écrivains de science-fiction s'installe sans bruit dans la douceur d'une civilisation ou la gratuité ne sera plus l'exception mais la norme, où le travail sera réservé à une élite abusivement rémunérée et où la majorité de la population éjectée du travail par la robotisation sera livrée à une douce vacuité entretenue par un revenu minimum garanti en contrepartie d'une connexion permanente. »