Réinventer la société industrielle par l’écologie ?
Pierre Veltz, Editions de l’Aube, 2022 et 2024
« Où allons-nous ? Au cœur du désarroi de notre société, on trouve, à mon avis, un déficit de récit et de vision de l’avenir autour desquels on puisse mobiliser nos énergies, mais aussi structurer nos conflits ». Pierre Veltz puise dans sa longue expérience d’ingénieur, et de chercheur en sociologie qui l’a vu diriger la recherche de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, et l’Etablissement Public Paris Saclay pour nous partager la conviction que « la bifurcation écologique paraît constituer aujourd’hui la seule matrice possible d’un avenir mobilisateur ».
Parmi les récits disponibles aujourd’hui, on trouve la révolution numérique qui est en train de mal tourner « ce nouveau monde numérique apparait de plus en plus comme une variante du capitalisme le plus sauvage ». On trouve aussi le discours de l’innovation, de la Start Up nation, « mais comment ne pas sentir derrière ce récit du salut par l’innovation, le manque qui résulte de sa tonalité purement instrumentale et gestionnaire ».
Une des thèses principales que défend l’auteur, c’est que, malgré son « lourd passif », il ne faut pas tourner le dos au monde industriel tel qu’il existe aujourd’hui. Mais il faut donner plus de sens à cette activité industrielle : « Innover, oui, mais pour quels usages individuels et communs, pour quelles manières nouvelles de vivre ensemble des existences plus pleines, plus dignes ». Et l’évolution « verte » de nos activités « doit s’inscrire dans un nouveau récit politique intégrant ces dimensions techniques dans la perspective d’un avenir désirable ».
L’ouvrage est structuré sous forme de courts chapitres où l’auteur « tente de faire le point sur des questions tantôt techniques, tantôt économiques, tantôt sociales ». Même si ces chapitres sont organisés autour de 4 grandes parties (Où poussent les smartphones ? – L’éco efficacité ne suffit pas, nous devons apprendre la sobriété – Le carbone et la vie – Quel monde voulons-nous ?), ils peuvent quasiment être lus indépendamment. Et si l’éventail des sujets traités est très vaste, l’auteur reconnait que sa compétence étant principalement l’industrie, il n’a pas traité des sujets comme la biodiversité ou l’agriculture.
Ce qui constitue la trame de l’ouvrage, c’est les convictions de l’auteur :
La principale est que les défis écologiques et les défis sociaux sont indissociables : « il faut que la dimension de justice sociale soit présente dans la conception même des politiques et pas seulement dans leur emballage ou dans leur service après-vente ».
Deuxième conviction : on ne peut se remettre simplement aux marchés, il faut que les Etats soient capables de développer des visions à long terme et poser les cadrages correspondants. « Le capitalisme vert qui trouverait tout seul les solutions, dès lors que les Etats fixeraient les bonnes incitations, est une illusion ». Les Etats doivent « reprendre le gouvernail ».
« Troisième conviction : la sobriété est une nécessité à laquelle nous ne pourrons pas échapper ». Mais cette sobriété ne concerne pas que les comportements individuels. « C’est notre organisation sociale qui est gaspilleuse ». Sans oublier de répartir des efforts de sobriété en fonction des émissions, dont les plus riches sont responsables d’une part disproportionnée.
La quatrième conviction est relative à la méthode : « nous avons besoin de regarder les choses froidement, en examinant plus les données que les dogmes ».
Et l’auteur assume complétement le titre de « Bifurcations » ; « la transition est un mot trop doux pour décrire les changements qui sont nécessaires ». « Passer d’un système énergétique massivement carboné, à un système entièrement basé sur des énergies non fossiles n’est pas une transition. C’est une rupture de trajectoire », autrement dit une bifurcation. Utiliser un tel terme peut-il être vu comme trop radical et donc contreproductif ? « Peut-être » répond l’auteur « mais la vérité est préférable à l’espèce d’irréalité dans laquelle nous flottons ». Cette irréalité est alimentée par le contraste frappant entre les objectifs très ambitieux, comme ceux de l’Accord de Paris par exemple, et la réalité modeste des changements. Contraste qui alimente la défiance de citoyens qui ont pour beaucoup un appétit de changement profond : « et si bifurquer faisait plus peur à nos dirigeants qu’aux citoyens eux- mêmes ? ».
Un ouvrage très agréable à lire qui ouvre de nombreuses pistes pour un monde plus soutenable et plus sobre.