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DES MARCHÉS ET DES DIEUX,

Comment l’économie est devenue religion

Stéphane Foucart, Editions Grasset 2018, Folio 2020

Dans la préface de l’édition 2020, Alain Grandjean nous prévient « Attention ce livre est dangereux. Après l’avoir lu, vous verrez le monde autrement ». Effectivement on ressort de cet ouvrage avec une autre vision du Marché et plus globalement un regard différent sur les religions.

L’objet de l’ouvrage de Stéphane Foucart est de démontrer que la confiance dans « le Marché » ressemble en tous points à une religion, qu’il dénomme « agorathéisme ».

L’ouvrage part du distinguo établit par Hannah Arendt entre « potestas » – la puissance –  et « auctoritas » – l’autorité – : « l’autorité » est une forme très spécifique de domination qui induit la soumission sans recourir à la force ou même à la discussion et à la persuasion. Dans le monde romain de l’antique république, la « puissance » des élus du peuple et de l’aristocratie ne pouvaient s’exercer que sous « l’autorité » des prêtres et du sénat. C’est le christianisme qui a ensuite représenté l’autorité pendant de nombreux siècles. Après un intermède par les totalitarismes, depuis la seconde guerre et en particulier depuis les années 80, c’est la « religion » des marchés qui impose son autorité aux puissants de ce monde ;

Le livre est donc structuré autour de 8 chapitres consacrés chacun à un aspect de cette nouvelle religion.

Loger les dieux. Il existe des lieux du culte de la religion du marché entre autres les bourses.  Le palais Broignart « qui a été le temple de la finance et de l’économie française durant près d’un siècle et demi », a été construit sur un ancien couvent sur le modèle des temples grecs.

Forger les dieux. Dans ce chapitre, l’auteur invite le lecteur à se mettre dans la peau d’un historien qui, quelques siècles après, analyserait ce qui se dit en ce début de 21ième siècle et « pourrait légitimement se convaincre que les marchés sont les dieux et que leurs sautes d’humeur déclenchent tantôt l’euphorie, tantôt la panique, offrant soit la promesse de gain ou au contraire la perspective de jours noirs ».  Il découvrirait avec surprise un panthéon de dieux, avec autour du grand dieu « le Marché », des dieux secondaires, qui ont pour nom CAC40, DOW JONES, NASDAQ, NIKKEI…

Parler aux dieux. Comme dans n’importe quelle religion, le vulgum pecus ne peut prétendre s’adresser directement aux dieux : il y a donc nécessité d’intermédiaires entre les sociétés humaines et les marchés « car il y a des règles du jeu, un protocole dont les modalités sont d’une obscurité totale au tout-venant ». Ces intermédiaires ont toutes les caractéristiques d’un clergé. En effet, nous dit l’auteur «  C’est la seule façon satisfaisante d’expliquer pourquoi nous acceptons collectivement qu’une catégorie de la population – la finance donc –  dispose à la fois d’un statut social élevé et d’une influence considérable sur la conduite des affaires publiques, sans rien produire de matériel ou d’immatériel, sans assurer une fonction essentielle comme la recherche ou la transmission du savoir, la sécurité, la représentation du peuple, la production alimentaire, la manufacture d’objets… ».

Les politiques « la potestas » laissent au « clergé agorathéiste » – la finance –  la prérogative discrétionnaire d’opérer le partage entre ce qui ira aux hommes (l’économie réelle !) et ce qui revient aux dieux, i.e. aux Marchés. Sans oublier de prélever une part significative des richesses.

Honorer les dieux. L’agorathéisme a ses croyances (TINA- There Is No Alternative, chère à Margaret Tatcher) et ses rites :  il entre ainsi directement en conflit avec les autres religions, notamment les trois monothéismes. « Une partie de la population vit dans la conviction profonde que le pouvoir des dieux de l’agorathéisme peut-être à l’origine de phénomènes magiques, proche de la transmutation de la matière ». Ainsi le fait de donner un prix à des moustiquaires serait, selon les tenants du marché, plus efficace que de les distribuer gratuitement dans les pays pauvres. De même des objets d’art atteignent des « prix de marché » ridicules, comme la Merda d’artista de l’artiste Piero Manzoni se vendant 210 000€ chez Sotheby’s.

A travers la finance islamique, c’est le clergé islamique qui a réussi à mettre assez spectaculairement le clergé agorathéiste sous tutelle, ce qui n’empêche pas la finance islamique de sacrifier à l’idéologie de la croissance des marchés.

Nourrir les dieux. Partant de la réflexion de Abhijit Banerjee et Esther Duflo « Nous ne sommes pas sûrs que le désir de croissance soit essentiellement humain », l’auteur analyse l’idéologie de la croissance du PIB comme un moyen privilégié de rassasier les dieux du marché. En effet le PIB n’est pas un indice de bien être « le PIB n’est pas adapté pour évaluer la qualité de vie de la population ». Le PIB c’est simplement la mesure des flux des biens et des services échangés sous la houlette des Marchés. Et l’on sait bien que « produire une externalité négative, comme avoir un accident de voiture ou polluer une rivière peut augmenter le PIB ». Et de plus, reprenant une phrase de Jean Tirole (Nobel français d’économie) : « Le marché anonymise les relations, mais c’est sa fonction ». L’auteur nous fait remarquer que « le Marché distend le lien social et il l’érode ». Autrement dit, la croissance n’est pas un besoin essentiellement humain, c’est « la nourriture du Marché ».

Accoucher les dieux. Ce chapitre revient sur l’histoire de la genèse de l’agorathéisme : depuis la « Fable des abeilles » de Bernard Mandeville, en passant par « la main invisible » d’Adam Smith, on voit progressivement se mettre en place l’idée du marché analysée par Pierre Rosenvallon comme « le refus d’un ordre social fondé sur la loi divine », principalement celle du christianisme. L’économie se pose progressivement comme un ensemble de principes et institutions susceptibles d’encadrer l’action politique. Mais nous ne sommes pas affranchis de la religion, nous avons simplement commencé à en changer. Comme l’a dit Bernard Maris « L’économie est un anesthésique du même tabac que le latin à l’église, et sans doute l’économie a-t-elle beaucoup gagné là où la religion a beaucoup perdu ».

Défendre les dieux. L’idéologie de la croissance est incompatible avec la finitude du monde. D’où l’incroyable hostilité avec laquelle l’ouvrage « Les limites à la croissance », rapport au Club de Rome dit Rapport Meadows a été accueilli en particulier dans les milieux du courant économique dominant. « Il y a, dans cet épisode de l’histoire des sciences, quelque chose d’un affrontement entre les sciences expérimentales et l’économie – ou plutôt la doctrine agorathéiste ». On peut faire l’analogie avec les relations qu’ont entretenues un Copernic ou un Galilée avec les autorités chrétiennes.

Pour renforcer la doctrine, les économistes ont ressenti le besoin de créer à la fin des années 60 un « Nobel » d’économie. L’un des « Nobels d’Economie » Friedrich Hayek a écrit « c’est la soumission de l’homme impersonnel du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer ». Les dieux du marché sont bien défendus.

Élucider les dieux. 2007-2008 : la crise des subprimes plonge le monde dans la stupeur. Personne, ou presque, ne l’a vue venir, et surtout pas les économistes mainstream. Ceux-ci ne semblent pas comprendre les crises, arcboutés qu’ils sont sur leurs certitudes et leurs « modèles dynamiques d’équilibre général ». « Ces belles machines mathématiques tentent de produire de la véracité à partir d’hypothèses fausses ».

Comme dans toute religion, il y a des controverses, en particulier celle sur la manière de prévoir l’avenir. « Dans le cadre intellectuel de la nouvelle religion, une question aussi cruciale que la valeur de l’avenir ne peut être tranchée sans s’en remettre aux Marchés. Eux seuls peuvent déterminer ce qui doit être mis en œuvre, aujourd’hui, pour préserver les générations futures d’une catastrophe environnementale ».

Et Stéphane Foucart de conclure « sous le fouet séduisant du Marché, nous marchons collectivement vers une dégradation majeure et irrémédiable (…) de nos conditions de vie à la surface de la terre ». Il forme le vœu que dans un avenir plus ou moins lointain l’agorahéisme entre en déshérence pour laisser la place à un nouveau culte qui puise sa doctrine aux sources d’une autre discipline : l’écologie.

Journaliste scientifique au Monde, l’auteur défend sa thèse avec une argumentation bien étayée et de nombreux exemples qui la rendent très convaincante, mais aussi avec un talent d’écriture et un humour jamais très loin. Un livre qui se lit avec beaucoup de plaisir.