Edward Abbey, 1968,
publié en français par Gallmeister, 2010
Résumer « Désert solitaire » est un vrai challenge : en effet, c’est un livre inclassable, à l’image de son auteur dont la vie a été tout sauf un long fleuve tranquille. Edward Abbey est parti de chez lui à 17 ans pour découvrir l’ouest américain en stop, a été deux ans dans l'armée américaine en Italie entre 1945 et 1947, a publié une thèse sur "L'anarchie et la moralité de la violence". Son comportement provocateur et subversif lui vaudra une surveillance du FBI pendant toute sa vie. Le New York Times le qualifiera de "héros subversif de l'underground".
La base de « Désert Solitaire » – écrit en 1968 – c’est l’expérience de l’auteur qui a travaillé deux saisons à la fin des années 50 comme ranger dans le parc national des Arches, en plein cœur du désert de l’Utah. Seul au milieu d’un parc peu fréquenté par les touristes, il a eu le temps de s’émerveiller sur la beauté de la nature sauvage du désert dans lequel il vivait pendant 6 mois. Une partie de l’ouvrage, ce sont les pages très poétiques du journal qu’il écrivait à l’époque.
« Le reste du livre consiste en des digressions et errances vers des idées et des lieux qui d’une manière ou une autre, ont des frontières communes avec cette saison centrale passée au pays des canyons »
Retourné une dizaine d’années plus tard au même endroit, il a pu constater que le « progrès » est passé par là et se traduit par un tourisme industriel qui dégrade la nature sauvage. D’où un chapitre complet sur le tourisme industriel et les parcs nationaux au ton très caustique « Il y a des gens qui plaident avec franchise et témérité pour l’éradication des derniers vestiges de terre sauvage et l’assujettissement de la nature aux besoins – non pas de l’homme- mais de l’industrie. C’est une vision courageuse, admirable de simplicité et de puissance, par ailleurs soutenue par tout le poids de l’histoire moderne. Elle est également assez inepte”. Et il propose des mesures radicales pour sauver les parcs nationaux : plus de voiture dans les parcs nationaux, plus de nouvelles routes, mettre les rangers au boulot….
Dans certains chapitres, l’auteur raconte des histoires. A travers le chapitre « Rocs », il nous fait vivre le temps de la prospection d’uranium dont le sous-sol du désert est riche et nous raconte « une histoire à propos de la folie de l’uranium, une histoire fondée sur des événements qui ont pu ou non se produire réellement , mais que tous ceux qui la racontent jurent vraie » . Dans un autre chapitre, il nous raconte son expérience vécue de transhumance d’un troupeau de vaches dans un canyon sous un soleil de plomb et en profite pour nous livrer un très beau portrait du cow- boy qu’il accompagne et de son vacher. Un chapitre est consacré à l’histoire d’un cheval sauvage vivant au fond d’un canyon, le « cheval à l’œil de lune »
Un très long chapitre est consacré à une descente du Colorado en radeau faite avec un de ses amis, et en particulier de Glen Canyon qui a ensuite été noyé sous les eaux pour faire un lac artificiel, Lake Powell. « Ce qui suit est le récit d’un ultime périple en un lieu que nous savions déjà condamné » .
Il nous raconte aussi ses 35 jours de solitude dans Havasu, une des ramifications du Grand Canyon, l’expérience de la recherche d’un touriste perdu dont le véhicule a été trouvé abandonné -(« l’homme mort de Grandview Point ») , ou sa randonnée au sommet du Tukunhnikivats à 3800m.
Si toutes histoires lui donnent l’occasion de décrire la beauté des différentes formes que prend le désert (mesas, canyons, arches…) et de la vie qu’elles recèlent, c’est aussi l’occasion de régulièrement s’en prendre à la destruction de cette nature sauvage, de la « wilderness », par l’homme au nom du profit. « Non, la nature sauvage n'est pas un luxe mais une nécessité de l'esprit humain, et aussi vitale pour nos vies que l'eau et le bon pain »
Et plus globalement le livre contient en filigrane une forte critique de la modernité et de la société industrielle.
Un chapitre se livre à une réflexion sur les indiens qui vivaient libres dans le désert, il y 600 ans, et sur la situation actuelle des Navajos actuellement parqués dans une réserve qui « s’enfoncent sans cesse plus profondément dans la culture de la pauvreté »
A l’occasion d’un chapitre sur l’eau, un enjeu majeur dans ces régions désertiques, il nous propose une réflexion terriblement d’actualité 50 ans après : « Il ne voient pas que la croissance pour la croissance est une folie cancéreuse ; que Phoenix et Albuquerque ne seront pas des villes plus plaisantes à vivre lorsque leur population aura doublé, doublé et doublé encore »
Un ouvrage à la fois très tonique, souvent caustique, plein de digressions mais aussi plein de poésie. Et qui n’a pas pris une ride en 50 ans.
Je termine cette chronique en vous livrant un dernier petit extrait : « On objectera que ce livre s’attache beaucoup trop à des choses qui ne sont qu’apparences, qu’il reste trop souvent à la surface du monde. Pour ce qui me concerne, la surface des choses m’apporte suffisamment de bonheur. À dire vrai, elle seule me paraît avoir une quelconque importance. Des choses comme une main d’enfant qui serre la vôtre, la saveur d’une pomme, l’étreinte d’un ami ou d’une amante, la douceur soyeuse des cuisses d’une jeune femme, le coucher de soleil sur la roche et les feuilles, l’entrain de telle musique, l’écorce de cet arbre, la lente abrasion du granite et du sable, une chute d’eau cristalline dans une marmite de grès, le visage du vent : qu’existe-t-il d’autre ? De quoi d’autre avons-nous besoin ? »