FACE À LA PUISSANCE
Une histoire des énergies alternatives à l'âge industriel
François Jarrige, Alexis Vrignon, Editions la Découverte, 2020
Après une période d’ébriété énergétique conduisant à une augmentation forte de la puissance disponible, nous nous trouvons aujourd’hui face à une raréfaction des énergies fossiles et une crise climatique majeure engendrée par leur utilisation. Pour maintenir la puissance disponible, nous nous tournons vers les énergies renouvelables, avec l’impression d’une démarche nouvelle. Prenant du recul, les auteurs revisitent plus de 200 ans d’histoire énergétique pour nous montrer qu’il y a toujours eu des alternatives aux énergies fossiles. «À côté des combustibles fossiles qui ont fortement augmenté la puissance disponible, de nombreuses expérimentations et projets ont tenté, depuis deux siècles, d’inventer d’autres systèmes énergétiques plus sobres et moins dépendants des ressources fossiles limitées. Ces débats et ces possibles non-advenus, ces univers sociaux et techniques oubliés sont au cœur de ce livre».
L’ouvrage est organisé autour de 4 grands chapitres qui présentent les enjeux énergétiques et les mettent en perspective sur une période qui va de 1750 (développement de l’utilisation du charbon) à nos jours, avec pour chaque période une attention portée aux alternatives au développement des ressources fossiles :
– Généalogie de la puissance, incertitudes et doutes (1750-1860), décrit la période qui voit «le passage dans certaines régions du monde d’une économie organique à une économie minérale, c’est-à-dire fondée sur l’utilisation massive de matériaux présents sous forme solide, liquide ou gazeuse dans la croute terrestre ». Mais ce passage ne s’est pas fait aussi rapidement qu’on le présente habituellement. «L’objet de cet ouvrage est de précisément faire un pas de coté à l’égard des récits linéaires et évolutionnistes habituels en mettent en perspective l’essor du charbon au regard des autres sources d’énergie, des alternatives disponibles comme des débats incessants qui ont finalement accompagné le «choix du feu».
– Trajectoires fossiles en débat et énergies naturelles (1860-1918), période au cours de laquelle «les hésitations antérieures liées aux couts de transport élevés, ou à la difficulté de maitriser une technique dangereuse et complexe, laissent place à l’enthousiasme pour des combustibles jugés supérieurs grâce à leur forte densité énergétique qui promet une expansion infinie». Toutefois «de nombreux projets et expérimentations visent à réinventer l’utilisation des sources d’énergies naturelles qui paraissent condamnées par l’essor de la société thermo industrielle».
– Marginaliser les énergies renouvelables et alternatives à l’heure de la grande accélération (1918-1973) . « Alors que, tout au long de cette période, le charbon demeure essentiel, que le pétrole connaît un essor spectaculaire et que l’électricité diffuse dans les sociétés industrielles, les énergies reposant sur le soleil, le vent ou la biomasse continuent elles aussi à être mobilisées. Elles connaissent cependant une forte marginalisation et une invisibilisation qu’il convient d’interroger».
– Les énergies renouvelables et alternatives à l’heure des crises globales. Malgré le risque de pénurie rendu visible par le premier choc pétrolier, «dans la majorité des cas, l’aspiration à une production d’énergie massive, abondante et, si possible, bon marché demeure : les énergies renouvelables ne sont envisagées que dans une démarche de substitution aux énergies fossiles, qui prolongerait le processus de modernisation entrepris depuis 1945. A contrario, une minorité de propositions appréhendent les énergies renouvelables comme une véritable alternative politique, environnementale et sociale, induisant un nouveau rapport entre la technique et la société».
À côté de ces 4 grands chapitres, une partie non-négligeable de la richesse de l’ouvrage réside dans les 18 études de cas rédigées par une vingtaine de chercheurs et universitaires.
On y découvre que jusqu’à la fin du 19ième siècle, on utilisait des moulins à vent pour produire de l’huile, que la bougie était beaucoup plus efficace en rendement lumineux que le gaz et que l’on a longtemps fait – et que l’on fait encore dans des cas très particuliers – de la sidérurgie au bois. Ces études de cas nous présentent aussi le rôle de la tourbe au 19ième siècle, comment les villes suisses ont longtemps résisté au charbon grâce à leurs ressources hydrauliques, ou la carburation à l’alcool, que nous redécouvrons aujourd’hui avec le bioéthanol et qui est loin d’être une nouveauté. Dans la période plus récente, ces études nous parlent du chauffage solaire des maisons (le mur Trombe) qui ne s’est jamais vraiment développé, de la «chaleur du ventre de la terre» dont le potentiel n’est pour l’instant que très peu utilisé, ou les piles à combustible développées dans les années 60 et qui n’ont vu se développer les applications que récemment avec l’engouement pour l’hydrogène.
Toutes ces études de cas montrent « comment des projets ou des expériences ont cherché à inventer un monde énergétique sobre et durable et tenté de faire face à la puissance symbolisée notamment par les combustibles fossiles en imaginant d’autres pratiques techniques, d’autres rapports sociaux, d’autres imaginaires».
Dans la postface, Alain Gras, prend le contrepoint du titre du livre pour nous dire que « nous ne nous trouvons pas, in fine, face à la puissance, mais face à notre impuissance à arrêter la course folle de la technologie qui nous mène sur la voie d’un progrès factice où le pouvoir veut nous maintenir… Pour échapper à l’épuisement de la démesure, il suffirait pourtant de s’arrêter au bord du chemin et de laisser la puissance devenir vaine. Gardons cette espérance vivante».
En cette période ou la transition énergétique est un impératif pour nos sociétés biberonnées aux combustibles fossiles, un livre qui propose une prise de recul tout à fait salutaire.