Sociologue, professeur émérite à l’université Paris 7-Denis Diderot, Vincent de Gaulejac est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont La Société malade de la gestion (voir chronique). Avec sa collègue Fabienne Hanique, elle aussi professeur de sociologie, dans « Le Capitalisme Paradoxant », ils étudient l'envahissement de nos sociétés par des fonctionnements et des modes de communication paradoxaux. « Je suis libre de travailler 24 heures sur 24 », « Il faut faire plus avec moins »,« Ici, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions »,« Je traite de plus en plus de travail en dehors de mon travail et inversement »…
Ces formules traduisent le ressenti des individus face à des injonctions paradoxales et des situations jugées incohérentes, contradictoires, incompréhensibles… L’ouvrage analyse la genèse et la mise en œuvre de cet « ordre paradoxal ». Les premiers chapitres décrivent « les processus qui saisis de manière isolée, mais aussi de manière combinée et systémique, contribuent à l’émergence d’une société paradoxante »: l’essor du numérique, la financiarisation de l’économie, et la domination d’une pensée managériale positiviste et utilitariste.
A travers une description très claire et des exemples nombreux, les auteurs montrent pourquoi les méthodes de management contemporain et les outils de gestion associés confrontent les travailleurs à des injonctions paradoxales permanentes, jusqu’à perdre le sens de ce qu’ils font. Cette aide à identifier les nombreuses situations paradoxales dans la vie des organisations est extrêmement utile, car pour pouvoir résister aux injonctions paradoxales et ne pas « devenir fou » – comme le suggère le sous-titre du livre – il faut d’abord identifier celles-ci et en décrire les mécanismes.
D’autant que le discours politique et le discours managérial nous abreuvent de vérités apparemment évidentes et logiques, qui, quand on les analyse un tant soit peu, apparaissent souvent absurdes ou paradoxales « Le discours managérial cherche à entretenir l’illusion qu’il va satisfaire la quête de réalisation de soi-même, le désir d’accomplissement de chaque homme, alors qu’il le transforme en ressource au service de l’organisation ».
On assiste ainsi à une « attaque du lien social par le désarmement de la pensée et donc de l’action ». Dans la deuxième partie de l’ouvrage, les auteurs décrivent les diverses formes de résistance mises en œuvre par les individus : les adaptations défensives ou les résistances créatives. Les auteurs concluent sur le besoin d’apprendre à vivre dans une société paradoxante : l'acceptation lucide de la réalité du paradoxe, et la recherche d'une solution individuelle ou collective, pour garder du sens malgré le paradoxe. Dans ce cadre, ils font référence au mouvement convivialiste « qui souhaite inventer des voies alternatives fondées sur un mode de vivre ensemble qui permette aux humains de prendre soin les uns des autres et de la nature, sans dénier la légitimité du conflit mais en faisant un facteur de dynamisme et de créativité ». Un livre très percutant d’autant qu’il est simple à lire et rempli d’exemples qui nous parlent. On y retrouve des idées développées par David Graeber dans ses ouvrages « Bureaucratie » et « Bullshit Jobs ».