Pierre Lascoumes, Presses sciences Po, 2022
« L’aptitude des élites à jouer avec les règles, les spécificités de leurs transgressions, la faiblesse des sanctions qui leurs sont appliquées et leur tolérance à l’égard des fraudes commises par leurs pairs ne cessent d’être démontrées ». Il suffit d’ouvrir les journaux pour entendre parler des procès concernant Sarkozy, Bolloré, Goshn, Balladur, …
Pierre Lascoumes, directeur de recherche émérite au CNRS, juriste et sociologue, nous livre un petit livre qui décortique les pratiques des élites, que ce soient des hommes politiques ou des chefs d’entreprises. Il analyse « les facteurs structurels qui expliquent le rapport très distant entretenu par les élites avec les normes sociales ».
La première partie est consacré à l’autorégulation des élites. Pour les politiques, il s’agit des tribunaux spécifiques (Cour de justice de la République) où les élus sont jugés par leurs pairs pour éviter d’aller devant le juge pénal. C’est aussi l’opacité des budgets des institutions politiques (le budget de l’Elysée ne vient que très récemment d’être rendu public grâce à la ténacité d’un député, René Dosière), l’utilisation parfois douteuse des fonds par les élus (cf l’affaire Fillon), la « phobie administrative » de certains et les conflits d’intérêt.
En ce qui concerne les acteurs économiques, « ils n’ont pas attendu que l’Etat se structure pour organiser leur autonomie normative et leur autorégulation ». Les tribunaux de commerce, qui existent depuis plusieurs centaines d’années, ont résisté à toutes les tentatives de modifier leur structure corporative pour intégrer des juges professionnels. Les arbitrages « qui sont à la fois contractuels et extrajudiciaires » sont aussi un moyen d’échapper à la justice nationale, avec parfois des dérives majeures comme dans l’affaire Tapie. L’auteur ne peut que constater que tribunaux de commerce ou processus d’arbitrage correspondent à un fonctionnement « porteur de valeurs et de représentations du monde concurrentes de celles des démocraties libérales »
« Lorsque les limites de l’autorégulation deviennent manifestes, les élites ont recours à un élément structurant de leur pouvoir : la justification ». La deuxième partie de l’ouvrage détaille avec de nombreux exemples les différentes formes de justification qu’utilisent les élites quand elles sont confrontées à leurs errements : la dénégation comme l’a utilisé Jerome Cahuzac « non, je n’ai pas menti, les yeux dans les yeux », la controverse pour faire croire que « c’est plus compliqué que ce qu’il parait », la déresponsabilisation pour expliquer que globalement « je n’y suis pour rien », ou la banalisation pour expliquer que « tout le monde fait ça ». « La plasticité de l’économie morale des élites tant politiques qu’économiques intègre parfaitement ces différentes formes de « mentir vrai » ».
La troisième partie est consacrée à la manière qu’ont les élites ont d’échapper aux sanctions. « On observe, contre toute attente, une diminution depuis vingt ans de la part des condamnations prononcées dans les jugements pénaux ainsi qu’une baisse du niveau des sanctions » Cette diminution n’est pas tant le fait d’un comportement moins répréhensible des élites qu’en raison du développement de la « justice négociée » en particulier pour les entreprises. Cette justice transactionnelle évite les risques d’un procès public qui peut déboucher sur des peines de prison. Et surtout elle traduit le privilège de traitement des élites et la sous pénalisation de leurs comportements transgressifs. Avec les jugements négociés, « le pragmatisme, le calcul et la préservation de l’intérêt privé se sont substitués à toute forme de culpabilité ».
Après avoir lu cet ouvrage très documenté, on ne peut que constater avec l’auteur que « cette économie morale est fondamentalement pragmatique usant ou délaissant les principes légaux selon ses besoins et ses intérêts à protéger ». Et il ne faut pas se leurrer sur le discours des élites : « l’édification d’un bien commun et la référence à des principes partagés ne sont que des habillages ».
