Dans notre histoire, les changements de trajectoire sont souvent le fait d’événements mineurs comme l’a bien montré Edgar Morin dans la Voie : « Tout commence toujours par une initiative, une innovation, un nouveau message de caractère déviant, marginal, souvent invisible aux contemporains ».
Et c’est exactement cela que nous raconte Stephen Greenblatt dans l’ouvrage Quattrocento (dont le titre anglais the Swerve signifie l’embardée). « Le présent ouvrage est donc le récit de la façon dont le monde a dévié de sa course pour prendre une nouvelle direction. La cause de ce changement n’est pas une révolution, ni une armée implacable, ni la découverte d’un continent inconnu… Un jour, un petit homme affable, vif et malin, frôlant la quarantaine, a vu un très vieux manuscrit sur l’étagère d’une bibliothèque , a compris la portée de sa découverte et ordonné que ce manuscrit soit recopié. C’est tout, mais c’est suffisant ».
Ce petit homme c’est Poggio Bracciolini, dit Le Pogge, un érudit et humaniste florentin du début du 15ième siècle. Secrétaire du seul pape qui ait jamais été destitué ( à l’époque où il y avait un schisme au sein de l’église catholique et donc plusieurs papes), le Pogge était surtout un intellectuel passionné de vieux ouvrages.
Libéré de sa mission auprès du pape, il part en Allemagne et dans la bibliothèque d’un monastère il trouve un très vieux manuscrit d’un texte complétement oublié, « De Natura Rerum » ( De la nature) écrit par le poète latin Lucrèce.
Lucrèce, poète latin du premier siècle avant JC, était un disciple d’Epicure, philosophe grec du 4ième siècle avant JC . De la nature, c’est « Un poème alliant un brillant génie philosophique et scientifique à une force poétique peu commune » qui reprend l’ensemble des idées d’Epicure. Dans le contexte religieux du 15ième siècle, c’est surtout un texte hautement subversif qui s’oppose à la doctrine catholique : Il est question d'atomes en mouvement qui s’entrechoquent, d’un univers qui n’a pas de concepteur, ni de créateur. La religion y est assimilée à la superstition, l'amour et le plaisir sont liés, le bonheur de vivre dans ce monde est fondamental (sans attendre un paradis qui n’existe pas pour Lucrèce ). L’insignifiance de l’homme, le fait que tout ne tourne pas autour de ou de notre destin, est une bonne nouvelle.
Bien que secrétaire du Pape, Le Pogge était un laïque (il est le père de 18 enfants) et un passionné de manuscrits anciens : s’il a « remis en circulation » un texte aussi subversif, c’est d’abord par ce que c’est un texte très poétique…et peut-être parce qu’au fond, après avoir été au cœur de l’église catholique, il se rendait compte de l’intérêt de certaines idées de Lucrèce. Mais prudent, il le présentera toujours comme une œuvre essentiellement poétique.
Avec l’invention de l’imprimerie, le texte de « De la Nature » va se diffuser largement et influencer de nombreux écrivains et artistes : « Quelque chose s’est passé au cours de la Renaissance qui a libéré les entraves séculaires à la curiosité, au désir, à l’individualisme et qui a permis de s’intéresser au monde matériel et aux exigences du corps ».
Boticelli s’en inspirera pour sa Vénus, Giodarno Bruno y puisera des idées qui l'enverront au bûcher, Machiavel s’en est inspiré pour sa réflexion sur le pouvoir, Copernic et Galilée trouveront de quoi y nourrir leur science, Shakespeare et Molière le mettront dans leurs pièces de théâtre, Montaigne en fera son livre de chevet, Thomas Jefferson en faisait son « baume habituel ».
Un livre passionnant qui nous fait découvrir la vie en Italie et autour de la cour papale au 15ième siècle, la vie des vieux manuscrits au cours des âges mais qui nous fait aussi découvrir les idées de Lucrèce et d’Epicure dans lesquelles on trouve une grande part d’humilité : « Face à tout le reste, il est possible de se procurer la sécurité, mais à cause de la mort, nous les hommes habitons une ville sans remparts »